Cyril
Hugues
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Carte 1
Carte 2

La Patagonie

 

C’est notre 4ème jour d’attente dans cette crique à 30 miles de la sortie du détroit de Magellan, crique que nous avons rejointe après presque 3 semaines de navigation dans les canaux de Patagonie (Pour quelques explications sur le trajet voir (1) en cliquant ici). Ce qu’on appelle « Canaux », ce sont ces multiples bras de mer qui séparent les milliers d’îles de la côte sud chilienne, un vrai bloc de gruyère qui éponge toute l’eau déversée par les nuages arrivant de l’Ouest, apportée par les dépressions du Pacifique sud qui s’enchaînent les unes derrière les autres. Et d’ailleurs, si on attend, c’est qu’on a du mal à obtenir la bonne fenêtre météo pour passer la fameuse «Isla Tamar» dont les abords sont réputés dangereux, située à la sortie Ouest du Detroit de Magellan et exposée à la houle du Pacifique. Cela avant de nous engouffrer, à l’abri, dans le Canal Smyth qui continue vers le nord et vers Puerto Montt, notre destination à 2000 km au nord d’Ushuaia. La moyenne des vents, ici en été, c’est 30 nœuds. Il pleut 280 jours par an et le temps est instable comme jamais. La liste des récits de bateaux qui ont sombré ou d’équipages qui ont survécu dans des conditions apocalyptiques est impressionnante; certains noms sont d’ailleurs très évocateurs : baie de la faim, baie de la désolation, baie Inutile, golfe des peines, canal des abandonnés, passage du diable etc. ….

On n’a jamais été aussi loin de tout, la première route passe à Punta Arenas, à 200 km, c’est d’ailleurs la première zone habitée. Pendant 3 semaines nous n’avons pas vu un village, pas une maison, et à part l’équipage d’un bateau de pêche chilien que nous avons rencontré dans une crique, pas un être humain. Et ce n’est pas fini, car à part Puerto Eden, petit village de pêcheurs, nous ne croiserons plus rien sur près de 1600 km.

Le bateau de pêche auquel je fais allusion est parti de Punta Arenas pour une durée de 2 semaines et vient également s’abriter pour la nuit dans cette crique où nous avons rapidement sympathisé, invités à son bord à boire le fameux «Maté» (une espèce d’infusion avec des herbes locales qu’on passe de main en main - ou de bouche en bouche devrais-je dire-, pour les touristes ça passe mieux avec beaucoup de sucre…). En même temps nous avons pu découvrir leurs conditions de vie qui forçaient l’admiration. Deux des trois membres d’équipage dormaient directement à côté du moteur sur des couchettes minuscules ; il n’y avait pas de toilettes, très peu de place. Avec Ratafia amarré à couple c’était un peu le choc de deux mondes, j’étais presque embarrassé en pensant au confort que nous avions à bord. Ils n’ont pas vu l’intérieur du bateau et je pense que ce n’est pas plus mal. Cela n’a d’ailleurs pas empêché –au contraire – un accueil des plus chaleureux de leur part. Nous avons pu échanger une bouteille de vin contre une araignée de mer qu’ils nous ont très gentiment cuisinée. Leur job, c’était de plonger dans de l’eau à près de 0°C pour chercher des algues, destinées à « faire du savon » comme ils disaient. Le soir ils réparaient leurs combinaisons.

Je parlais de la météo, sans exagération, vraiment difficile. Cyril et moi, parfois on hallucine, on ne croirait jamais qu’on est en été. En particulier depuis qu’on est dans la zone du détroit de Magellan, cela a encore empiré, le vent souffle de manière quasi continue, parfois très fort, les grains s’enchaînent, on prend de la grêle, et parfois le matin les montagnes sont enneigées seulement quelques centaines de mètres au dessus du niveau de la mer. Chaque jour on se demande comment faisaient les premiers navigateurs sur des bateaux qui remontaient mal au vent : les Bougainville, les Drake, les Cavendish…, sans cartes (pas toujours correctes il est vrai), sans moteur, sans prévision météo, toutes ces choses qui nous facilitent la vie et malgré cela nous laissent le sentiment que ce n’est pas évident. Si on est justement payés en retour par la beauté, la variété de la nature, le côté vraiment unique et exceptionnel de notre environnement, on sera soulagés de revenir à des conditions plus clémentes.

Pour passer nos nuits dans les criques, en plus de notre ancre et quand le rivage le permet, on place systématiquement plusieurs amarres à terre, «en toile d’araignée». Je ne vous dis pas la durée des manœuvres de mouillage et d’appareillage, une heure, une heure et demie parfois. En plus, aller frapper ces amarres avec l’annexe à terre en essayant d’atteindre un arbre suffisamment solide relève parfois du tour de cirque quand la berge est abrupte, la forêt super compacte, la nuit déjà à moitié tombée… Et tout ce cirque, outre le fait qu’il nous laissera des souvenirs incroyables, est vraiment nécessaire : quand les «williwaws (voir (2) en cliquant ici)» soufflent à près de 100 km/h sur notre mouillage, on a besoin de cela pour être rassurés. Il y a 10 jours, on s‘est levé d’urgence à 5 heures du matin car l’ancre dérapait. Le bateau s’était dangereusement rapproché de la rive et il a fallu placer une amarre supplémentaire à terre, sur bâbord, pour se dégager et re-sécuriser le mouillage. Heureusement ce genre d’expérience n’arrive pas toutes les nuits. De plus, on n’est pas les seuls à connaître ce type d’aventures, Makao (Mathieu et Katell) avaient dérapé deux fois, et un autre bateau français - Pulsar- s’est retrouvé avec son safran dans les cailloux. Globalement, néanmoins, on n’a jamais eu le sentiment de vraiment risquer de perdre le bateau et chaque jour qui passe enrichit notre expérience.

Mais c’est vrai que parfois on flippe ….

La nature, elle, vaut vraiment les efforts consentis et l’inconfort parfois ressenti. Jamais je n’ai eu une telle impression d’être confronté ainsi à une nature brute et vierge, ceci encore renforcé par le sentiment d’isolement et de totale autonomie. Les montagnes, avec leurs sommets enneigés, ont les pieds dans l’eau, les glaciers arrivent jusqu’à la mer et y précipitent des blocs de glace que nous devons prendre garde de ne pas heurter pour ne pas abîmer la coque. L’humidité permanente a laissé se développer une flore luxuriante et diversifiée, faite dans certains endroits de forêts impénétrables, d’herbes et de mousses de toutes les couleurs. Côté faune, outre les oiseaux (albatros, pétrels, manchots etc…), on voit des dauphins quasi quotidiennement, parfois ils nagent autour du bateau pendant nos manœuvres de mouillage. Quant aux otaries, on en rencontre souvent également mais surtout à partir du détroit de Magellan et dans les canaux au nord de celui-ci. Le plus amusant, c’est que clairement ces animaux nous repèrent et puis escortent le bateau, parfois pendant une heure, curieux qu’ils sont de voir autre chose que des rochers et du kelp dans leur environnement. Le kelp, on vous en a déjà parlé, ce sont ces algues très denses et typiques de Patagonie qui remontent en surface à partir de 30 mètres de fond. C’est utile car cela annonce la présence de hauts fonds mais cela peut devenir un véritable problème en particulier de nuit car elles encombrent les criques et le bateau peut aller s’y empêtrer.

Nous partons souvent nous balader, en prenant l’annexe, débarquant là où le rivage nous semble le plus adéquat pour monter dans les hauteurs. On passe à travers tout avec souvent un peu ce sentiment d’être les premiers à poser nos pieds, pataugeant sur un sol imbibé d’eau, s’enfonçant dans la boue, escaladant les parois, et essayant de nous faufiler à travers les arbres. Une fois les premières centaines de mètres de dénivelé réalisées, nous continuons dans un paysage qui s’ouvre, beaucoup plus désolé et minéral. De là on ne manque jamais de prendre des photos de Ratafia dans son mouillage, heureux que nous sommes d’être arrivés jusque là et conscients que peut être nous n’y reviendrons jamais.

Le soir, nous avons fait quelques barbecues sur la berge, expériences souvent très humides et qui nécessitaient de s’acharner pendant deux heures à faire brûler un feu avec des branches imbibées d’eau.

 

Petit retour en arrière

Arrivés le 24 janvier, nous sommes restés 15 jours à Ushuaia. La ville est sympathique mais devenue -j’y était allé la première fois il y a 10 ans- un centre touristique important. La rue principale, nommée Avenida San Martin comme dans toute ville argentine qui se respecte, est une succession de magasins qui n’ont rien à envier aux rues commerçantes de nos grandes villes européennes. Cela brise un peu l’image que l’on peut avoir de la ville la plus sud du monde mais le décor dans lequel elle est plantée, au bord du Canal Beagle et au pied des montagnes, reste très impressionnant et de toute beauté.

Pendant 15 jours, nous avons couru après les pièces de rechange et le matériel dont nous avions besoin et avons préparé l’avitaillement pour les semaines futures à passer en autonomie dans les canaux. Nous avons également pris quelques jours pour aller mouiller avec Makao au cœur du parc National « Tierra del fuego » et s’y balader.

Durant ces deux semaines, nous avons aussi eu l’occasion de sympathiser avec les autres voiliers. Au total nous avons dû en croiser une trentaine, qu’on peut scinder en deux catégories : les bateaux de voyage, comme nous, et les bateaux de charter qui, pour 200 € par jour et par personne, vous emmènent pendant quelques semaines dans les canaux et parfois jusqu’en Antarctique. Ces derniers sont généralement des bateaux plus gros, 18 ou 20 mètres et dont les skippers ont, c’est le moins qu’on puisse dire, des personnalités fortes et parfois contestées par les gentils clients qui débarquaient à la fin de leur vacances et venaient livrer chez nous leurs états d’âme. Beaucoup de déception dans ce type de formule semble t-il, en tous cas- on vous conseillera lesquels prendre si l’aventure vous tentait. Nous, nous avons sympathisé avec quelques skippers pro qui n’ont pas été avares en conseils de toutes sortes dont nous étions évidemment très friands. Deux français : Thierry de «l’Esprit d’équipe», Olivier de «Tarka», et un peu plus loin dans les canaux un australien, Steven de «Explore». Très vite les bonnes habitudes avaient repris: apéritifs et repas communs, et mise sous surveillance du taux d’alcoolémie.

Les bateaux de voyage que nous avons rencontrés depuis que nous sommes sur la zone doivent être de l’ordre d’une quinzaine, tous des monocoques, pas un seul catamaran évidemment. Une quinzaine, ce n’est pas grand-chose quand on sait que ce sont tous ceux qui passent par le sud de l’Amérique du sud et que nous pensons en avoir croisé la majorité. En effet, tous les bateaux s’arrêtent à Ushuaia en Argentine et Puerto Williams au Chili, passages obligés pour les formalités. On a un peu l’impression de faire partie d’une famille, non sans fierté il est vrai. Ici, même de la part des skippers pro, tout le monde s’estime, on est loin de l’ambiance des pontons du sud de la France. Si vous êtes arrivés jusque là, c’est considéré déjà comme très respectable.

Nous avons rencontré Giorgio et Mariolina, le couple d’italiens qui vit ici depuis 16 ans sur leur bateau et qui ont écrit le guide nautique que nous avons étudié religieusement : «Patagonia y Tierra del fuego Nautical guide» et qui fait office de bible ici. On s’est fait un réel plaisir de les inviter à dîner à bord et évidemment de faire dédicacer le bouquin.

L’avitaillement s’est fait à Ushuaia car Puerto Williams, port d’entrée au Chili où nous devions passer juste après, est beaucoup trop petit pour fournir le nécessaire. Quelques chiffres : 600 litres de fuel ( on a pris 200 litres supplémentaires en jerricans attachés sur le pont), 500 litres d’eau, 20 litres de lait, trois quart d’un agneau, 4 kilos de steak (spécialement conditionné, ça tient 3 mois parait- il), 7 kilos de farine, 4 kilos de pâtes, 4 kilos de riz, 10 kilos de pommes de terre, 30 bouteilles de vin argentin, 10 plaquettes de beurre etc….L’avantage qu’il fasse froid, c’est que tout cela se conserve bien en dessous des planchers, contre la coque. Bon, c’est vrai que l’agneau commençait à la fin par avoir un goût très « rustique », surtout pour les morceaux qu’on avait laissé sécher à l’arrière du bateau, en dessous des panneaux solaires. Le plus gros problème restait de conserver les fruits et les légumes, achetés donc en quantité moindre, mais, on vous rassure, nous n’avons pas choppé le scorbut.

Le 8 février, nous avons quitté Ushuaia et avons traversé le canal Beagle, jusqu’à Puerto Wiliiams 30 milles à l’Est pour faire nos formalités d’entrée au Chili. Accueil très sympathique à bord du Milcavi, un vieux cargo, au départ transporteur de munitions allemand, qui a ensuite été racheté par le Chili et a servi dans les années 30 pour ravitailler les villages des environs. Il a été échoué expressément dans le port pour faire office de ponton et de bar. Inutile de dire que sur ce rafiot mythique et connu de tous les marins du coin, entre les bateaux qui revenaient d’Antarctique (destination qui est décidément très à la mode) et ceux qui partaient, comme nous, pour 6 ou 8 semaines dans les canaux, l’ambiance était festive.

De Puerto Williams, avant d’attaquer les canaux, nous sommes partis pour le Cap Horn, qu’on a doublé , le 12 février peu après 13 heures, mais de cela vous êtes déjà au courant.

La tentation de faire l’Antarctique, situé à seulement 400 milles, était grande mais il aurait fallu préparer le bateau et prévoir au minimum 3 semaines pour le voyage en tant que tel, ce qui n’était pas réaliste par rapport au programme. On ne peut pas tout faire malheureusement.

A l’heure où je termine ce texte, le 20 mars, cela fait plus de 5 semaines que nous sommes dans les canaux et il nous reste environ un bon 400 milles pour atteindre Puerto Montt , distance que nous espérons réaliser en 1semaine.

Il y a quelques jours, nous nous sommes arrêtés à Puerto Eden, le seul village sur notre chemin entre Puerto Williams et Puerto Montt. C’était un endroit assez fascinant, complètement isolé et ravitaillé une fois par semaine par le seul ferry qui fait la liaison avec Puerto Montt et Puerto Natales. Pas de route, évidemment. Des 700 personnes à son apogée il y a 25 ans, le village n’en compte plus que 140 aujourd’hui, dont une poignée d’indiens alcooliques (une quinzaine), tout derniers survivants des tribus qui vivaient ici et qui ont été allègrement décimées par l’avancée de notre « civilisation ». Puerto Eden , avec ses petites maisons de bois et de tôle colorées, dont certaines sont abandonnées et tombent en ruine, ses dernières barques de pêche , son cadre à couper le souffle, ne manque pas de charme. Mais je ne peux que ressentir un certain sentiment de déprime et de malaise quand je pense aux indiens, les grands absents des contrées que nous avons visitées. Ils étaient au départ quelques dizaines de milliers et les premiers vrais contacts suivis avec les « blancs » ne datent que de la fin du 19 ème siècle. Aujourd’hui, mis à part ces quelques survivants à Puerto Eden et quelques descendants de sang mêlé plus au sud, ils ont totalement disparu. Ils avaient appris de génération en génération à résister au froid, à l’humidité et à se nourrir dans ces contrées inhospitalières, là où tant de petites communautés occidentales sont tout simplement mortes de faim dans leurs tentatives d’installation. Mais ils n’ont pas résisté aux maladies apportées – parfois à dessein- ni à la sédentarisation, à l’ennui et à l’alcool.

Dans ce village, on sent que le gouvernement chilien essaie de bien faire : il a investi dans une nouvelle école – seulement 17 élèves aujourd’hui -, le quai où nous avons amarré Ratafia est flambant neuf et un deuxième , plus grand, doit être construit pour accueillir le ferry. Les indiens reçoivent évidemment une indemnité. Mais tout cela n’empêche pourtant pas, pour l’instant, le déclin : dans les années 90 le village a été touché de plein fouet au cœur de son activité par la « marea roja », maladie de certains crustacés qui -paraît-il- tue la personne qui les ingère dans les 5 minutes (d’où ils nous expliquent très sérieusement l’utilité des chats qui font office de « goûteurs »). Aujourd’hui, je vois mal comment l’activité pourrait repartir, même lorsque le phénomène sera totalement enrayé. J’imagine qu’il vaut mieux armer des bateaux de pêche modernes pour des campagnes de quelques semaines à partir de Puerto Mont ou Punta Arenas. Les quelques barques de pêcheurs que nous rencontrons semblent effectivement provenir d’un autre âge. Et là aussi je suis impressionné par le courage de ces pêcheurs qui sortent six jours sur sept, en toutes saisons, par tous les temps pour plonger dans l’eau glacée.

A Puerto Montt, nous préparerons le bateau pour la traversée vers la Polynésie. Les îles Marquises seront notre premier objectif, à 4000 miles. Nous espérons nous arrêter en chemin pendant une semaine à l’île de Pâques. Mais nous n’en sommes pas là, car cet arrêt dépend essentiellement de notre vitesse de progression et de la météo sur place, le mouillage étant de mauvaise qualité.

Note 1: Apres être passé par le canal Beagle au bord duquel se trouvent Ushuaia et Puerto Williams, et une boucle par le cap Horn, nous avons longé le sud de la cordillère Darwin avec ses glaciers, ensuite remonté par différents canaux (Baleneros, Brecknock, Cockburn, Acwilisman) pour repiquer sur la partie ouest du détroit de Magellan et continuer plus à l’ouest vers le Pacifique. A la sortie du détroit de Magellan , à hauteur de l’Isla Tamar, on a pris les canaux qui continuent vers le nord (Smyth, Sarmiento…) vers Puerto Eden, le golf des Penas et ensuite Puerto Montt. (Cliquer ici pour retourner au texte)

Note 2: Williwaws : rafales de vents tourbillonnants très violentes et soudaines, typiques de ces régions, générées par les reliefs. Le vent s’accélère le long des pentes des montagnes et peut souffler jusqu’à 100 nœuds parait-il, heureusement seulement quelques dizaines de secondes d’affilée. Le plus que nous ayons subi devait être 50 nœuds. On voit un tourbillon d’écume autour du bateau, comme un mini cyclone, l’eau autour devient blanche. Le bateau prend alors un coup de gîte sur son mouillage. (Cliquer ici pour retourner au texte)